Sur la petite île atlantique de Trindade, appartenant au Brésil, les scientifiques assistent au développement de roches constituées d’éléments naturels… et de plastique! Un indicateur alarmant des effets durables de l’activité humaine sur notre planète, jusque dans les coins les plus reculés du globe.
« Effrayantes »: c’est par ce terme que la géologue Fernanda Avelar Santos de l’université de Paraná (Brésil) qualifiait récemment les découvertes de son équipe. Sur l’îlot isolé de Trindade, paradis tropical de biodiversité situé en plein océan Atlantique, à 1 200 kilomètres au large des côtes brésiliennes, les plastiques à la dérive dans l’océan s’échouent sur les roches littorales, fondent à la chaleur du soleil et finissent par former une croûte incrustée, une nouvelle roche hybride, de couleur verdâtre. Le phénomène, qu’elle a observé pour la première fois en 2019 sur une surface de 12m 2, semble y prendre de l’ampleur.
“ Nous en avons conclu que l’être humain est à présent un agent géologique, qui a un impact sur des processus auparavant totalement naturels, comme la formation des roches”
Fernanda Avelar Santos, géologue
Si l’ampleur de la situation à Trindade est particulièrement notable, ce n’est pas la première fois que ce genre de formations est documenté. L’océanographe Charles Moore est le premier à attirer l’attention sur ces matériaux, détectés sur une plage de Hawaï. Il en donnera, en collaboration avec la géologue Patricia L. Corcoran et l’artiste Kelly Jazvac, une description détaillée dans « An anthropogenic marker horizon in the future rock record » (« Un marqueur anthropique à l’horizon dans les annales géologiques à venir », 2014), et le baptisera du nom de « plastiglomérat » (littéralement : agglomérat de plastique).
La roche est présentée comme sédimentaire (composée d’éléments solides divers) et détritique (issue de débris) : elle est « un composé de débris de plastique fondu, de sable, de roches basaltiques, de coraux, de débris organiques et de divers autres fragments que l’on trouve typiquement sur une plage hawaïenne », résument Jazvac et Corcoran dans leur article « Plastiglomerate » (in: Fueling Culture: 101 Words for Energy and Environment, Fordham University Press, 2017). Un véritable « hybride qui outrepasse les catégories » de « nature » et de « pollution » : un déchet humain retourné à l’état sauvage, abandonné à un devenir spontané.
Cette roche n’en est pas moins, pour une grande partie, « une substance anthropique », « façonnée par l’homme », et ce « en au moins trois sens ».
Elle est « composée de plastiques fabriqués par l’homme ».
L’ « élimination inefficace » de ces plastiques a conduit à « acheminer ce matériau, au travers des courants océaniques du monde entier, jusqu’à Hawaï ». Comme l’ajoute Nicolas Nova dans A Bestiary of The Anthropocene (« Un bestiaire de l’anthropocène », non traduit, 2021) : au sein des dynamiques qui organisent et structurent la « plastisphère » (terme introduit par Erik et Linda Amaral-Zettler), Hawaï constitue un « terminus de la circulation mondiale des déchets ». C’est aussi le cas de l’archipel du Trindade.
Enfin, ce sont « les feux [de camp] créés par l’homme sur la plage qui ont fait fondre les débris de plastique, les fusionnant ainsi avec des matériaux naturels pour créer le plastiglomérat ».
D’autres cas – comme celui de Trindade – ont été observés depuis, dans lesquels le processus d’ « intégration » des éléments n’était pas le résultat direct d’une activité anthropique (les feux), mais de « forces géologiques » ou naturelles spontanées, note Nova. À Trindade, « les larges débris de plastique viennent se broyer sur la roche et s’y incrustent sous l’action de l’eau de mer à l’instar des lichens ou des algues », expliquait le géologue Ignacio Gestoso dans son étude des roches plastiques de Madère. Différentes formes ont été décrites. Dans certaines, les particules plastiques sont liées entre elles par un ciment géologique. Dans d’autres, c’est le plastique fondu qui sert davantage de liant à des matériaux naturels. À Trindade, la situation est encore un peu différente : les plastiques broyés s’accumulent à la surface des roches et forment une fine couche verdâtre, la plasticroûte, déjà observée à Madère en 2016.
Pour Nova, « le plastiglomérat est la manifestation visible d’un phénomène qui existe à un niveau beaucoup plus petit presque partout sur cette planète : l’intégration de particules microplastiques dans notre environnement, dans la nourriture que nous mangeons, dans l’eau que nous buvons et finalement dans notre corps » [ lire notre article à ce sujet : « Mourrez-vous frappé par un hyperobjet ? » ]. Peut-on vraiment le qualifier de roche ? Jazvac et Corcoran hésitent, préférant parler de pierre (« stone ») que de roche (« rock »). Cela dit, si les roches sont définies comme des formations qui, par leur résistance au temps, « fournissent des informations sur les processus internes, superficiels et atmosphériques de la Terre, y compris l’évolution de la vie et ses effets sur l’environnement naturel » sur le très long terme, pourquoi le plastiglomérat n’entrerait-il pas dans cette catégorie ?
En effet, « le plastiglomérat offre une preuve matérielle de l’impact irrévocable de l’homme sur l’environnement. […] Il possède […] un fort potentiel d’incrustation dans la roche […] Cette substance anthropique peut se fondre à la Terre et être préservée dans l’annale tellurique future. » Nova y voit une « relique de nos civilisations industrielles », qui leur est pourtant contemporaine. Les temps semblent s’être brouillés avec l’accélération de l’histoire. Même en géologie, les processus « se produisent presque en temps réels ». Le plastiglomérat est à tous points de vue le « marqueur, troublant mais très matériel » de l’Anthropocène, ce nouvel âge géologique marqué par l’empreinte durable et massive de l’homme.